Henry Corbin et le monde imaginal

[Abdallah]

J'ai trouvé ça sur Daily motion. Pour approfondir le dévelopement que j'ai fait sur le thème ouvert par dhmo dans philosophie:
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Le monde imaginal: Lieu d'où sont issu les visions des mystiques situé entre le monde sensible et le monde des idées. Monde négligé par la pensée moderne mais qui pourtant avait une réalité pour les gens du moyen age.

[Ilibade]

Excellent Abdallah ! L'union de l'esprit et de la matière dans un monde fluide au rythme de l'imagination créatrice, un peu comme dans certains rêves, c'est assez fidèlement le niveau de possibilités des mystiques et de bon nombre de croyants, chacun selon ses propres dispositions.

Henri Corbin est à mon sens bien plus descriptif des réalités métaphysiques et mystiques que René Guénon, et ses livres sont assez fondamentaux. L'homme est essentiellement un être qui procède à l'imagination des réalités qu'il vit et ce qu'il vit est alors dépendant de son propre cheminement. Le monde sensible résulte de la séparation excessive entre l'esprit et la matière, empêchant toute réelle production de l'imagination. Les élèves les plus rêveurs ne se font-ils pas sermonner lorsque, inattentifs aux choses de ce monde, leur esprit se lance dans le rêve éveillé ?

Aussi on comprend bien pourquoi en islam, les grands mystiques ont été traités de grands poètes.

[Invité]

J'aime beaucoup ce qu'il dit, mais je pédale un peu, mes connaissances de base dans ce domaine étant limitées. Ses livres sont ils plus faciles à comprendre que son discours ? Si oui, lequel me conseillez vous ?

Merci beaucoup Abdallah, ce sont (notamment) des choses comme cela que je viens chercher sur ce forum.

[Ilibade]

Plusieurs livres de Corbin sont des références :
- L'imagination créatrice dans l'oeuvre d'Ibn Arabi
- Avicenne et le récit visionnaire
- En Islam iranien : aspects spirituels et philosophiques (4 volumes)

On peut conseiller aussi la synthèse "Histoire de la philosophie islamique" que l'on trouve en livre de poche et que peut-être il faut lire en premier.

Comme toujours, ces livres demandent une lecture dans le calme, mais ils sont très abordables, en tous cas bien plus abordables que de lire directement Ibn Arabi ou certains auteurs mystiques. Corbin peut être considéré comme un spécialiste à la fois du soufisme et aussi de l'islam chiite, pour lesquels son oeuvre est une excellente introduction à la complexité de l'ésotérisme musulman, l'auteur s'attachant à retransmettre le sens des mots arabes ou persans et leur relation doctrinale.

[Invité]

waw, voilà qui va me plaire ! En effet, à part certains textes, je ne suis pas arrivée à "entrer" dans les oeuvres d'Ibn el Arabi. El Ghazali, ça va tout juste.

Sais tu ce que pense les pratiquants du soufisme de cet auteur ? (je vais déjà demander à mon compagnon qui est soufi)

Merci beaucoup, je note tout cela précieusement :ange:

[Ilibade]

On n'entre jamais du premier coup dans des livres de spiritualité. Il faut parfois se montrer opiniâtre. Et puis les choses se révèlent seulement à ceux qui se sentent concernés.

Sais tu ce que pense les pratiquants du soufisme de cet auteur ?

Autant que j'ai pu le constater auprès des Burhannis (un rameau de la Shadhiliyyah) avec lesquels j'ai passé 5 années, il me semble que Corbin est considéré par eux comme une pointure, malgré que les soufis et les chiites aiment bien faire valoir leurs différences et que Corbin soit un très grand spécialiste de l'Iran chiite.

Surtout, la grande difficulté pour les gens de tradition musulmane, et donc a fortiori pour ceux qui ne sont pas de cette tradition naturelle, c'est l'extrême richesse des formulations arabes qui autorise une description extrêmement précise des concepts et qu'en occident, seul le latin permet. Comme toujours, il faut s'habituer à se constituer un dictionnaire au fur et à mesure des lectures, afin de l'enrichir progressivement, car tout le secret des spiritualités tient dans la maîtrise du processus verbal qui est fondateur du mental humain. Ce mental agit comme une sorte de processeur qui brasse des notions et son degré de précision ne vaut qu'en fonction de l'entendement que l'on a des mots et des symboles.

Mais comme l'enseignent les kabbalistes avec leur langue des branches, les mots et divers codons que nous utilisons dans nos langages ordinaires sont les branches de réalités verbales ayant trait à des niveaux du verbe plus fondamentaux et moins élaborés, appelés niveaux racines, et cela peut être vu comme un ensemble de couches langagières disposées à la façon des couches de programmation d'un ordinateur, où chaque couche interagit avec les couches qui lui sont adjacentes, l'une racine et l'autre branche, de sorte que les différentes stations de l'âme, ou demeures de l'âme occupent divers niveaux célestes avant d'en arriver au niveau de réalité de notre monde physique, qui est le niveau le plus matérialisé du verbe.

C'est assez difficile de penser qu'une molécule d'eau puisse être une formule verbale, mais il suffit de songer qu'on la symbolise en science par une formule simple H2O. Tout est verbe. Et si l'on peut par l'abstraction de notre monde sensible, pénétrer certains cieux, à savoir des niveaux plus causaux de notre âme, alors peut-être, par la spiritualité, il est possible de modifier à certains niveaux racines, les facteurs qui nous piègent présentement dans le niveau sensible.

[Invité]

merci, c'est très intéressant, je crois saisir ce que tu veux dire, mais crains que j'aurai quelques difficultés. Je chercherai le livre que tu conseilles, mais je ne suis pas une littéraire; je suis plus sensible au langage pictural, ou scientifique, ou encore à la sensation directe. On verra...

[Abdallah]

Ce monde imaginal est il bien l'équivalant de ce qu'Ilibade appelait ailleurs les mondes spirituels? Ou bien correspondent ils seulement à certains étages de ceux-ci ?

En tout cas, ce qu'il y a de bien avec ces mondes, c'est qu'il forme comme une sorte d'escalier qui de palier en palier nous permet d'accéder à des niveaux de réalités de plus en plus essentielles.

Mais comment renouer avec ces domaines dans nos cultures occidentales ? Je veux dire, cela ne peut pas se faire n'importe comment. Il faut des gens qui soient initiés.

J'ai le sentiment que cela fut tenté par certains hippies américains qui consommaient du peyoctle pour renouer avec le 'Grand Esprit' à la manière des chamanes. Tentative louable vouée à l'échec faute d'avoir pris des guides compétents pour les guider dans cette expérience.

Il me semble que cela est d'autant plus urgent que ces domaines me semblent investit du coup par de la fiction et de la fantaisie qui perturbe le psychisme des gens.

Par exemple, il y a une idée qui me dérange beaucoup, c'est l'idée que le mental puisse dériver de pulsions instinctives. N'est-elle pas la conséquence du manque de perception que nous avons sur le monde imaginal ? Monde imaginal qui laisse entrevoir un ordre logique distinct de l'ordre chronologique et qui offre une vision plus nette de la situation de la réalité humaine au sein de la réalité totale.

[_Spin]

Bonjour,

Par exemple, il y a une idée qui me dérange beaucoup, c'est l'idée que le mental puisse dériver de pulsions instinctives. N'est-elle pas la conséquence du manque de perception que nous avons sur le monde imaginal ?

Il me semble que ça, on y arrive logiquement si on part d'une position matérialiste, l'esprit sous-produit de la vie, elle-même sous-produit de la matière. On peut continuer : le mental sous-produit des pulsions vitales, etc. D'une certaine façon, c'est ce que Freud a fait. Et ce que Jung a en somme défait avec son inconscient collectif. Juste des pistes...

à+

[Ilibade]

Ce monde imaginal est il bien l'équivalant de ce qu'Ilibade appelait ailleurs les mondes spirituels?

Oui en partie, mais pas tout-à-fait. Les mondes spirituels sont des étages de notre réalité qui correspondent à des éléments inconscients, individuels ou collectifs et qui touchent des fonctions de l'âme en rapport avec des niveaux de langage de génération racine. Par exemple, on peut trouver dans ces mondes les questions de règne, d'espèce, de sexe, etc, vus dans leur définitions intellectuelles, comme si on extrayait ces éléments d'un dictionnaire ou d'un plan de conception. Ces mondes régissent toute la vision intellectuelle ou spirituelle de la conscience.

Le monde imaginal correspond au double de notre monde physique et on peut l'aborder comme une production subtile, là où le monde physique est aussi une production, mais beaucoup plus rigide. Ce monde imaginal peut aussi être en rapport avec des notions intellectuelles, mais leur figuration dans la forme ne s'effectue que dans le mental et non dans le monde physique, où les formes et les phénomènes ne sont connus que par l'intermédiaire de sens physiques ou émotionnels liés à l'être physique. En fait, le monde imaginal correspond au monde que l'on image "dans sa tête", mais que l'on peut aussi explorer hors de notre corps, dans une sorte d'univers parallèle au nôtre.

Voici ce qu'en dit Corbin en introduction dans "L'imagination créatrice dans le soufisme d'Ibn Arabi" :

Ce n'est pas de l'imagination au sens courant du mot, qu'il sera traité ici : il ne s'agira ni de fantaisie, profane ou non, ni de l'organe à sécréter un imaginaire identifié avec l'irréel, pas même exactement de ce que nous considérons comme organe de la création esthétique. Il s'agira d'une fonction absolument fondamentale, ordonnée à un univers qui lui est propre, pourvu d'une existence parfaitement "objective" et dont l'imagination est en propre l'organe de perception.
(...)
Il existe pour eux (les spirituels), "objectivement" et réellement, un triple monde : entre l'univers appréhensible par la pure perception intellectuelle (l'univers des intelligences chérubiniques) et l'univers perceptible par les sens, il existe un monde intermédiaire, celui- des Idées-Images, des Figures-Archétypes, des corps subtils, de la "matière immatérielle". Monde aussi réel et objectif, consistant et subsistant, que l'univers intelligible et l'univers sensible, univers intermédiaire "où le spirituel prend corps et le corps devient spirituel", constitué d'une matière et d'une étendue réelles (=espace+temps note Ilibade) quoique à l'état subtil et immatériel par rapport à la matière sensible et corruptible. C'est cet univers dont l'Imagination active est l'organe (de réception : note ilibade) ; il est le "lieu" des visions théophaniques, la scène où arrivent dans leur vraie réalité les évènements visionnaires et les histoires symboliques. [pp11 et 12]

Jusques là, ce monde imaginal est donc comparable au monde subtil ou monde intermédiaire des ésotéristes chrétiens, où à ce que l'on nomme le monde astral chez les spirites. Mais poursuivons avec Corbin :

L'avicennisme identifie l'Intelligence active avec l'Esprit-Saint, c'est-à-dire l'Ange Gabriel, comme ange de la révélation et de la connaissance. Bien loin d'y voir, comme on l'a insinué, une rationalisation, une réduction de l'Esprit à l'intellect, nous y voyons tout au contraire la base même de cette philosophie prophétique qui tient une si grande place chez les Avicenniens, et qui ne se dissocie pas de l'expérience spirituelle que nous aurons à méditer ici.
Cette intelligence (l'Intelligence active d'Avicenne = Intellect pur) est la dixième dans la hiérarchie des Chérubins ou pures Intelligences séparées (Angeli intellectuales), et cette hiérarchie est doublée par la hiérarchie secondaire des Anges qui sont les Âmes motrices des Sphères célestes ; à chaque degré de ces hiérarchies, à chaque demeure dans les descentes de l'être, se nouent entre les unes et les autres autant de couples ou syzygies. Ces Anges-âmes (Animae celestes) communiquant aux Cieux le mouvement de leur désir, les révolutions astronomiques ont alors le caractère d'une aspiration d'amour toujours renouvelée et toujours inassouvie. En même temps, ces "Âmes célestes" exemptes des perceptions sensibles et de leurs déficiences, possèdent l'Imagination ; elles sont même l'Imagination à l'état pur, puisqu'elles sont affranchies des infirmités de la perception sensible. Elles sont par excellence, les Anges de ce monde intermédiaire où ont lieu les inspirations prophétiques et les visions théophaniques ; leur monde est en propre le monde des symboles et des connaissances symboliques, ce monde où nous voyons Ibn Arabi pénétrer avec aisance dès les années de sa jeunesse. (...) Quant à l'Intelligence ou Esprit-Saint, c'est d'elle qu'émanent nos âmes ; elle en est à la fois l'existentiatrice et l'illuminatrice. Toute connaissance et toute réminiscence (souvenir) sont une illumination projetée par elle sur l'âme.

Comme je pense que tout cela est très clair et limpide :mario: , je vais quand même tenter d'en rajouter un peu.
L'intelligence pure n'est autre que la connaissance de chaque possibilité d'existence en rapport avec la possibilité qui lui est contraire et dont la séparation va consister à mettre en lumière la possibilité tout en mettant en second ou dans l'ombre la possibilité contraire. Cet intellect pur est comparable à la faculté d'affirmer les choses intelligibles par une action de discernement. Chaque couple de contraires (syzygie) est donc "intellectuellement" disséqué, chacun des membres du couple rejoignant l'une des hiérarchies :
* soit la hiérarchie des Chérubins ou ensemble des possibilités affirmées et mises ainsi en lumière par cette "séparation"
* soit la hiérarchie secondaire, ou ensemble des possibilités contradictoires. Ces possibilités contradictoires étant alors séparées et écartées des premières, cela entraîne un mouvement d'aspiration qui exprime le désir d'accéder à leur tour à la lumière et ainsi se crée la dynamique entre ce qui est affirmé et ce qui ne l'est pas et qui sont vus comme complémentaires, et se recherchant mutuellement.

Il faut dire qu'avant tout phénomène créatif, toutes les choses sont unies et mêlées en Dieu dans un état informe, inintelligible et chacune des possibilités d'existence est neutralisée par la possibilité contraire. L'intelligence toutefois peut distinguer chaque couple sans les séparer vraiment, mais en organisant comme une distanciation qui génère une dynamique, un gradient ou encore une différence de potentiel.

Le monde imaginal correspond à la vision du caractère complémentaire de ces couples qui forment les Ames, et dont la séparation des composantes est motrice et dynamique. L'expression d'Ange-Ame exprime leur caractère androgyne, car les deux sont si liés dans leur dynamique qu'on ne peut pas les séparer vraiment. Dans le monde physique, par contre, leur séparation est effective et si l'un des contraires est rendu visible, le second contraire est alors généralement caché et inconscient. Cette séparation n'est plus du discernement, mais une disjonction exclusive, dualiste.

Quel est l'intérêt du monde imaginal ?
Et bien, dans les religions, on sépare habituellement les mystiques des autres croyants. Les croyants qui n'ont pas cette faculté de l'Imagination active, qui leur permet, de façon concomitante ou alternative à la conscience sensible, de voir la part complémentaire inconsciente dans son rapport de complémentarité avec la part consciente et visible, ne peuvent pas s'affranchir d'une spiritualité codifiée et contrôlée par des autorités. En clair, un croyant non mystique a besoin de l'intermédiaire d'un guide, d'un prêtre, d'un imam, etc. Il doit alors se conformer à un rite généralement conçu pour éveiller en lui cette faculté que le développement dans le monde physique a altéré. Lorsque survient la fin de sa vie, comme sa pratique rituelle a généré dans l'imaginal des conditions bénéfiques, souvent même à l'insu de la conscience sensible, la perte du corps physique et l'extinction de la conscience sensible devraient se dérouler de façon favorable au maintien de la conscience dans le monde imaginal.

Par contre, lorsqu'un mystique a cette faculté, il n'a plus besoin d'aucun intermédiaire et l'Intelligence active ou Saint-Esprit ou buddhi devient directement son guide intérieur, en lui répondant par le biais de l'Imagination active. Le mystique peut alors produire soit une nouvelle religion, soit modifier le contenu d'une tradition, selon ce qu'il reçoit dans le monde imaginal. Sur le plan pratique, il a généralement la faculté de quitter sa conscience sensible à volonté et lors de sa mort, il ne fait que vivre une séparation définitive avec une conscience ordinaire qu'il a déjà très souvent quittée temporairement. Pour lui, il n'y a donc aucune surprise.

Pour donner un exemple tiré du texte biblique, la traversée de la mer des Roseaux par le peuple d'israêl en marche vers le désert et poursuivi par les troupes de Pharaon, est un évènement vécu dans le monde imaginal. D'ailleurs, c'est le cas de bien des évènements des textes sacrés.

Que sont alors les mondes spirituels ? Et bien ces mondes sont une façon de se mouvoir au sein de l'imaginal. Si les visions de l'imaginal peuvent être en rapport avec l'âme du visionnaire, le monde imaginal est calqué sur le monde physique, et il est possible d'y rencontrer des réalités concernant tous les autres êtres. C'est pourquoi l'imaginal peut parfois donner l'impression qu'on y voyage en se déplaçant d'une réalité à l'autre. Certains mystiques disent qu'ils sont enlevés, d'autres raptés, d'autres plongeants, etc. La façon de rejoindre certaines réalités dépend du langage que l'on est capable de saisir de ce monde, du plus symbolique au moins symbolique. Ces différents langages constituent comme des générations de langages, du plus binaire (ultrarapide) au plus sophistiqué (très lent). Comme ces langages permettent de formaliser l'image mentale, les différents calculs ou cycles d'élaboration de l'image dépendent bien entendu du langage et donc du niveau céleste. Pour comprendre ces mondes spirituels, on peut relever de la différence qui existe entre un trajet à travers les rues de Paris et le même trajet fait par le métro. Evidemment, les deux itinéraires ne seront pas décrits de la même façon, ni de durée identique, bien que le déplacement soit au résultat le même. Evidemment, plus on se rapproche du langage divin, et plus on est dépouillé en matière de forme et d'image, mais plus universelle est alors la réalité à laquelle on peut accéder et plus rapide en est l'accès.

Enfin, chez les enfants, il est fréquent que ceux-ci voient des choses surajoutées au monde sensible et qui proviennent de leur imagination active et du monde imaginal. C'est la raison pour laquelle au Tibet, les jeunes enfants visionnaires étaient confiés à des monastères pour que l'enfant puisse conserver et accroître sa maîtrise de l'imaginal. C'est aussi généralement chez les jeunes enfants ou parfois de jeunes adolescents que les apparitions mariales se produisent en provenance de l'imaginal.

Cordialement.